Tocqueville par Henri-Dominique Lacordaire (1861) -I° partie-

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Réception de M. Lacordaire
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 24 janvier 1861

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Discours de M. Henri-Dominique Lacordaire, prononcé dans la séance publique du 24 janvier 1861, en venant prendre séance à la place de M. de Tocqueville :

"Introduction" (ndr)

Messieurs,

     J’ai à remercier l’Académie de deux choses : la première de m’avoir appelé dans son sein, la seconde de m’avoir donné pour successeur à M. de Tocqueville.

     M. de Tocqueville est mort jeune. Il n’a pas eu le temps pour complice de sa gloire, et, soit qu’on regarde en lui I’écrivain, l’orateur ou l’homme d’État, il apparaît, à ne consulter que l’âge et l’œuvre, comme un édifice inachevé. Et cependant, si l’on s’élève pour écouter le bruit de sa mémoire, il monte de lui vers l’âme une voix à qui rien ne manque en éclat, en plénitude, en profondeur, une voix qui a déjà du souffle de la postérité, et qui fait à M. de Tocqueville un de ces noms souverains dont le règne ne doit pas périr. Homme singulier entre tous ceux que nous avons vus, il ne dut sa renommée à aucun parti, il n’en servit aucun. Les fautes de son siècle lui furent étrangères. Tout tomba plusieurs fois autour de lui, sans qu’on pût le mêler aux chutes ou lui faire honneur des victoires ; ouvrier actif pourtant, soldat plein de courage, citoyen ardent jusqu’à son dernier jour, mais qui avait pris dans le combat une place d’où il voyait plus de choses, et où la passion du bien et du juste le couvrait d’un invulnérable bouclier.

      Si je regarde mes contemporains, je dirai de l’un qu’il fut l’ami constant et généreux de la monarchie, une âme antique par la fidélité, se contentant d’elle-même contre les flots du malheur et de l’opinion. Je dirai de l’autre qu’il aimait le droit des peuples à se gouverner par eux-mêmes, et qu’on l’eût pris pour un Gracque transformant l’univers en une seconde Rome et appelant tout le genre humain au droit de cité. Je dirai de celui-là que, dévoué surtout à la liberté de la pensée, de la parole et de la conscience, il avait vu dans la tribune d’un parlement le dernier terme de la grandeur humaine et de la félicité des nations. Je dirai de tous, enfin qu’ils servirent une cause victorieuse ou vaincue, aidée des sympathies générales ou victime des aversions populaires, quelques-uns supérieurs à leur parti, et pourtant hommes de leur parti ; et, même en admirant leur génie, leur sincérité, leur foi, leur part dans la défaite, ou dans le succès, je me réserverai de croire que leur vue était trop bornée à l’horizon de leur temps et n’en avait pas connu tout le mystère ni pressenti tout le péril. Seul peut-être entre tous, M. de Tocqueville échappa à ces limites où s’arrêtent ses contemporains, et c’est vainement que l’esprit voudrait lui créer parmi eux une place semblable à la leur.

      Dirai-je qu’il fut un serviteur des vieilles monarchies de l’Europe, et que l’hérédité inaliénable du pouvoir était pour lui une affaire de cœur en même temps qu’un dogme de raison ? Je ne le pourrais. L’antiquité sans doute, la tradition, les ancêtres, la majesté des siècles, tout cela lui était grand et vénérable, et il n’insulta jamais aux trônes tombés, si méritée que lui semblât leur chute. Il s’en attristait plutôt comme d’un naufrage où disparaissait quelque chose de saint, comme d’une ruine où il lisait avec regret la caducité de l’homme et de ses œuvres. C’était une âme à qui la destruction pesait, et il ne vit jamais rien périr de ce qui avait été séculaire et glorieux sans l’honorer en lui-même d’un soupir éloquent. Mais, cette dette payée à sa généreuse nature, il regardait le droit et l’avenir d’un œil ferme ; il cherchait dans ce qui était vivant le successeur de ce qui était mort, et l’illusion d’une immutabilité chevaleresque ne pouvait lui cacher le devoir de semer dans le sillon qui restait ouvert. II eût aimé les serments qui ne s’oublient jamais ; il aimait mieux l’action qui espère toujours, ne sauvât-elle qu’une fois.

  "Le libéralisme" (ndr)

"Libéralisme et religion" (ndr)

Dirai-je qu’il appartenait tout entier à cette opinion libérale née du dix-huitième siècle, grandie dans les premiers enivrements de nos assemblées nationales, éteinte ou plutôt endormie au souffle oppresseur de nos immortelles victoires, et qui, réveillée tout à coup à la parole d’un roi revenu de l’exil, remplit la France d’une lutte où tous les dévouements eurent leur vie, tous les talents leur liberté, tous les partis leurs jours de grandeur, et tous aussi leurs jours d’expiation ?

 

Je ne le pourrais pas davantage ; car il y avait dans cette opinion, si populaire qu’elle fût, des côtés faibles trop visibles à l’œil pénétrant de M. de Tocqueville, et même des côtés injustes qui affligeaient sa droiture en effrayant sa perspicacité. À cause de son origine même au sein d’un âge sceptique, l’opinion libérale avait conservé une inclination de jeunesse contraire aux idées et aux choses religieuses ; or rien n’était moins sympathique à M. de Tocqueville que ce peu de goût à l’endroit de ce qui s’approche de Dieu.

 

Quand Montesquieu, devenu homme, avait voulu traiter, pour I’instruction de son siècle, des lois civiles et politiques, il avait tout à coup, par le seul effet de son application d’esprit aux fondements et aux besoins de la société humaine, brisé les liens qui le rattachaient à son temps, et, de cette même plume qui s’était jouée autrefois dans les Lettres persanes, il avait écrit ce vingt-quatrième livre de son Esprit des lois, la plus belle apologie du christianisme au XVIIIe siècle, et le plus haut témoignage de ce que peut la vérité sur une grande âme qui a mis sincèrement sa pensée au service des hommes. Plus heureux qua Montesquieu, M. de Tocqueville n’avait point eu à regretter de Lettres persanes ; son mâle esprit n’avait pas connu les défaillances du scepticisme, et, s’il y avait eu dans sa foi des jours d’interstice, il n’y avait jamais eu dans son cœur une impiété, ni sur ses lèvres un blasphème. Il aimait Dieu naturellement, ne l’eût-il pas aimé chrétiennement, il l’aimait en homme de génie, qui se sent porté vers le père des esprits comme vers sa source. Et lorsque, plus mûr et plus fort, il se fut pris à juger son époque, il avait ressenti une douleur de rencontrer la cause libérale si loin du Dieu qui a fait l’homme libre.

Il ne comprenait pas que la liberté de conscience pût être une arme contre le christianisme, et que l’Évangile fût persécuté ou enchaîné par le sentiment qui délivrait Mahomet. Il ne comprenait pas non plus qu’il y eût rien de solide sans un fondement religieux, et, en voyant la liberté séparer son nom d’un nom plus haut encore que le sien, il craignait qu’un jour elle ne fût durement avertie d’avoir trop compté sur elle-même et trop peu sur le secours de l’éternité.      

"Libéralisme et démocratie" (ndr)

Par un autre point, l’opinion libérale blessait encore M. de Tocqueville. Il lui semblait qu’elle s’adressait trop à une seule classe d’hommes, à cette classe riche d’esprit, d’industrie et de fortune, qui avait conquis le pouvoir en l’arrachant à la noblesse et au clergé, au trône lui-même, et qui, héritière unique de tant de grandeurs, oubliait trop peut-être qu’il restait au-dessous d’elle un immense peuple, affranchi de bien des maux, il est vrai, mais souffrant encore pourtant dans les besoins de son âme et dans ceux de son corps. N’y avait-il plus rien à faire pour ce peuple ? Lui suffisait-il de n’être plus ni esclave ni serf, gouverné, j’en conviens, par des lois égales pour tous, mais privé de droits politiques, serviteur plutôt que concitoyen, déchaîné plutôt que libre ? Pouvait-on croire qu’il y eût entre lui et la classe régnante une sympathie véritable, et la division profonde qui mettait autrefois un abîme entre la noblesse de naissance et tout le reste du pays, n’existait-elle pas, sous une autre forme, entre le nouveau peuple et ses nouveaux maîtres ? L’unité morale de la France était-elle réellement fondée ? M. de Tocqueville ne pouvait bannir de son esprit ces graves préoccupations. Il ne voyait pas dans le triomphe éclatant de la bourgeoisie française le dernier mot de l’avenir ; ou du moins il regardait au-dessous d’elle avec inquiétude, et dans les rangs pressés de la foule il interrogeait avec anxiété sa conscience et celle de tous.

      Quoi donc ! Dirons-nous qu’il avait donné son âme au flot montant de la démocratie, et que là, au sein des ébranlements populaires, lui, fils d’une noble maison, intelligence plus haute encore que sa race, il avait descendu tous les degrés du monde pour chercher le plus proche possible de la terre le berceau sacré des destinées futures ? Est-ce là que vivait M. de Tocqueville, là qu’étaient ses espérances et son cœur ? Le peuple était-il pour lui le souverain naturel de l’humanité, le plus parfait législateur, le meilleur magistrat, l’honnête homme par excellence, le maître et le père le plus humain, capitaine dans les combats, conseiller dans les bons et mauvais jours, la tête enfin de ce grand corps qui roule autour de Dieu depuis tant de siècles en cherchant et faisant son sort comme il le peut ? Le croirai-je et le dirai-je ? Certainement M. de. Tocqueville, comme tout vrai chrétien, aimait le peuple ; il respectait en lui la présence de l’homme, et dans l’homme la présence de Dieu. Nul ne fut plus cher à ce qui l’entourait, serviteurs, colons, ouvriers, paysans, pauvres ou malheureux de tout nom. À le voir sur ses terres, au sortir de ce cabinet laborieux où il gagnait le pain quotidien de sa gloire, on l’eût pris pour un patriarche des temps de la Bible, alors que l’idée de la première et unique famille était vivante encore, et que les distinctions de la société n’étaient autres que celles de la nature, toutes se réduisant à la beauté de l’âge et de la paternité. M. de Tocqueville pratiquait à la lettre, dans ses domaines, la parole de l’Évangile : Que celui de vous qui veut être le premier soit le serviteur de tous. Il servait par l’affable et généreuse communication de lui-même à tout ce qui était au-dessous de lui, par la simplicité de ses mœurs qui n’offensait la médiocrité de personne, par le charme vrai d’un caractère qui ne manquait pas de fierté, mais qui savait descendre sans qu’il le remarquât lui-même, tant il lui était naturel d’être homme envers les hommes. « Le peuple aime beaucoup M. de Tocqueville, disait un homme du peuple à un étranger, mais il faut convenir qu’il en est bien reconnaissant. »

      Cet amour, si singulièrement exprimé, eut enfin l’occasion de se produire. Lorsque 1848 inaugura le suffrage universel et direct, M. de Tocqueville obtint, dans son canton, le suffrage unanime des électeurs, et il entra dans l’Assemblée constituante par la porte sans tache de la plus évidente et de la plus légitime popularité. Il ne la devait ni à l’excès des doctrines, ni aux efforts d’un parti puissant, ni à l’ascendant d’une grande fortune ; il la devait à ses vertus. Heureux le citoyen qui est élu ainsi au milieu des discordes civiles ! Plus heureux le peuple qui reconnaît et élit de tels citoyens sans se tromper d’une seule voix ! Mais oublierai-je un trait de cette élection ? Le jour où elle se fit, M. de Tocqueville s’était rendu à pied au chef-lieu de son canton avec le curé, le maire et tous les électeurs de sa commune ; accablé de fatigue, il se tenait appuyé contre un des piliers de la halle où le scrutin était ouvert ; un paysan, qu’il ne connaissait pas, s’approcha de lui avec une familiarité cordiale et lui dit : « Cela m’étonne bien, Monsieur de Tocqueville, que vous soyez fatigué, car nous vous avons tous porté dans notre poche. »

 

(à suivre)

 

    


 

 

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