Georges Sorel, "les illusions du progrès", 1908 (extraits I.II-b).

Publié le par DAN

LES ILLUSIONS DU PROGRES

    PREMIERES IDEOLOGIES DU PROGRES (Ch 1, II. -suite-)

"Les raisons que Bossuet croyait suffisantes pour vaincre l'athéisme paraissaient très faibles à Pascal; c'est que l'évèque jugeait de tous les hommes comme de lui-même et ne voyait pas l'extrème différence qui existe entre le prêtre vivant au milieu des sacrements et le laic.
Le prêtre pieux, réalisant journellement une expérience religieuse, est porté à trouver convaincantes des raisons qui paraissent faibles à l'homme qui, vivant dans le monde, est placé loin de cette expérience.
Pascal écrit pour des gens qui ont gardé une bonne partie des moeurs du XVI° siècle; ces nouveaux paiens, violents, impérieux, capricieux, n'étaient pas cependant complétement fermés à toute possibilité de retour au christianisme, parce qu'ils regardaient le miracle comme une chose très possible; or le miracle est une expérience matérielle de la présence divine dans le monde.
Le miracle séduit fort l'esprit de Pascal, mais il ne peut trouver place dans le cartésianisme, qui prétend tout soumettre à une mathématique universelle.
Descartes semblait encourager ceux qui regardent cette expérience comme impossible et de là vient la phrase souvent citée :" Je ne puis pardonner à Descartes; il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie (physique), pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement; après cela il n'a plus que faire de Dieu" -fragment 77 Edition Brunschicg-.

"Sainte-Beuve a très bien compris que c'est en éloignant l'homme de Dieu que la philosophie du XVIII° siècle combattra Pascal; à ces yeux, c'est Buffon qui, en créant une science de la nature, a le plus complètement réfuté Pascal. Nous savons que Diderot a étudié avec passion l'histoire naturelle dans l'espoir de rendre Dieu tout à fait inutile. On saura gré alors à Descartes d'avoir préparé la voie aux encyclopédistes, en réduisant Dieu à fort peu de chose, tandis qu'on cherchera à abaisser Pascal.
Condorcet excellera dans l'art de rendre un grand génie ridicule, tout en le couvrant de fleurs :"Pascal, dit Sainte-Beuve, est présenté comme victime d'une superstition sordide; sa piété vive et tendre disparait sous l'étalage des bizarreries; l'amulette tant répétée date de là."
Il ne me parait point que les admirateurs contemporains de Pascal soient toujours fort heureux dans leur manière de l'interpréter; ainsi Brunetière veut que Pascal est cherché à abaisser la raison.
Il ne faut pas confondre l'emploi scientifique de la raison avec ce qu'on nomme généralement le rationalisme; c'et cettepratique frustratoire que Pascal attaque sans merci, non seulement parce qu'il est chrétien, mais aussi parce que son esprit ne peut admettre l'emploi mal entendu de méthodes imitées des mathématiques dans les questions morales."

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"Si l'on prend les choses en gros, on voit clairement que Pascal était choqué du caractère superficiel des conceptions cartésiennes, qui sont infiniment mieux appropriées à la conversation qu'à la véritable science.
Mais pourquoi ce besoin de conversation scientifique ? C'est que les hommes du XVII° siècle, ainsi que je l'ai dit plus haut, avaient été fort habitués à raisonner sur les causes.
La science cartésienne n'était pas assez embarrassée de techniques mathématique pour que des gens du monde, ayant reçu une bonne éducation libérale, ne puissent discuter avec les professionnels. Descartes était admirable pour improviser des explications soit des faits naturels connus, soit des expériences nouvelles qu'on lui soumettait; un homme d'esprit, familier avec les raisonnements cartésiens, pouvait trouver réponse à tout: C'est là ce qui constitue le caractère essentiel d'une bonne philosophie pour les habitués des salons.
Il me semble qu'on devrait établir un rapprochement étroit entre la physique cartésienne et les sophismes des casuistes. Dans un cas comme dans l'autre, on intercale entre l'homme et la réalité de grandes machines qui empêchent notre intelligence d'exercer ses fonctions propres; on invente des chimères très ingénieuses, qui ont un aspect plausibles; on ruine la véritable raison au profit de la légéreté des rationalistes de bonne société."

"En formulant sa fameuse rêgle du doute méthodique, Descartes n'avait fait qu'introduire dans la philosophie les habitudes de l'esprit aristocratique; Brunetière observe, très justement, que les écrivains d'origine noble ont fort peu de respect pour les traditions. Il semble bien que cette analogie du cartésianisme et du scepticisme cher aux gens de qualité n'ait pas été une des moindres raisons du succès de la nouvelle philosophie.
Les personnes étrangères aux procédés de la science expérimentale ne sont pleinement satisfaites que si l'on parvient à rattacher (d'une manière qui n'a rien de choquant) les explications à quelques principes que leur bon sens accepte sans peine; elles ne s'apercoivent pas qu'un tel procédé comporte une bonne dose de tromperie.
Taine cite comme caractéristique de l'esprit cartésien cette phrase de Malebranche :"Pour atteindre la vérité, il suffit de se rendre attentif aux idées claires que chacun trouve en lui-même."
Ainsi les gens d'esprit ne manquèrent pas d'embrasser avec ardeur le cartésianisme quand il leur fut apporté; cette philosophie justifie, en effet, la prétention qu'ont eue toujours les hommes du monde de parler, avec une assurance imperturbable, de choses qu'ils n'ont pas étudiées - en raison de leurs lumières naturelles." 

 

     à suivre
 
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