Georges Sorel, "les illusions du progrès", 1908 (extraits II-II-g).

Publié le par DAN

LES ILLUSIONS DU PROGRES

    LA BOURGEOISIE CONQUERANTE (Ch 2, II. -suite-)



"Cette grande débauche d'abstractions avait succédé à des querelles retentissantes sur les dogmes et elle prépara une période toute préoccupée de solutions pratiques. ... Cette évolution s'explique très simplement sans faire appel à de hautes considérations; lorsque la décadence de la royauté permit aux Tiers-Etats de s'enhardir et de considérer les réformes comme possibles, il ne s'enferma plus exclusivement dans le domaine des dissertations scolaires.
...
Nous allons maintenant examiner, dans le détail, l'idéologie de la classe qui nous occupe et nous distinguerons plusieurs sources :

a) Un premier courant dépend des conditions d'existence de l'ensemble du Tiers-Etat, qui est le réservoir fournissant des hommes à l'oligarchie pensante .. Il est en étroites relations avec l'économie qui produit la richesse dans une société de marchands et de manufacturiers; c'est grace aux idées de cette catégorie que prennent une importance majeure les théories hostiles aux corporations, au régime féodal, à l'arbitraire administratif.
Beaucoup d'importations anglaises obtinrent, à cette époque un énorme succès, parcequ'elles se rattachaient à ces idées de production marchande; elles contribuèrent notamment à introduire des principes de liberté.

b) Le second courant dépend des fonctions administratives et judiciaires confiées à l'oligarchie bourgeoise. Ici nous ne trouverons pas beaucoup de tendances libérales; il s'agit de renforcer, de régulariser et d'étendre la puissance de l'Etat que cette oligarchie regarde, de plus en plus, comme sa propriété, depuis que le prestige de la noblesse guerrière diminue. Plus cette puissance sera grande, plus les fonctionnaires seront gens considérables.

c) Le troisième courant est dominépar le besoin d'imitation qui portait les parvenus à singer l'aristocratie; le Tiers-Etat n'est pas satisfait de la richesse et de la puissance, il lui faut les honneurs.
Taine a été si frappé de l'importance de ce phénomène qu'il a cru que toute l'idéologie du XVIII° siècle dérivait des moeurs des gens de plus haute classe .. ."

"Si Taine avait davantage recherché les conditions dans lesquelles se formaient les idées au XVIII° siècle, il n'aurait pas trouvé paradoxale la situation qu'il définit ainsi : "Une aristocratie imbue de maximes humanitaires et radicales, des courtisans hostiles à la cour, des privilégiés qui contribuent à saper les privilèges, il faut voir dans les témoignages du temps cet étrange spectacle ... Au plus haut, au plus bas, dans les assemblées, dans les lieux publics, on ne rencontre parmi les privilégiés que des opposants et des réformateurs."
C'est que la noblesse n'a plus, à cette époque, d'idéologie qui lui soit propre; elle emprunte au Tiers-Etat les sujets de dissertation et s'amuse des projets de rénovation sociale, qu'elle assimile à des récits de voyages merveilleux faits dans des pays de cocagne.

Deux néologismes ont frappé vivement Taine et auraient dû le mettre sur la voie de la solution. Le mot énergie .. [et] "un mot redoutable, celui de citoyen, importé par Rousseau ..". En signant ses livres du titre de "citoyen de Genêve", Rousseau avait probablement voulu faire remarquer à ses lecteurs français qu'il appartenait à la première classe des Genevois et qu'étant apte à exercer les premières magistratures, il marchait, dans son pays, de pair avec la noblesse; mais il était artisan comme le plus grand nombre des citoyens de Genêve et il a célébré, avec beaucoup de conviction passionnée, l'éminente dignité des artisans.
Je crois qu'il faut, en conséquence, traduire le mot citoyen par homme ayant droit au respect de tous en raison du travail productif dont il a fait bénéficier son pays.
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D'après la septième "lettre écrite de la Montagne", l'Assemblée générale n'avait jamais compris plus de 1500 citoyens et bourgeois pour une population de 20.000 âmes - On a remarqué que Rousseau a fait preuve de sentiments passablement aristocratiques, en ne demandant pas l'égalité des droits entre tous les Genevois (J. Vuy).

Il n'est pas inutile à ce propos de se référer au mémoire de Turgot sur les municipalités; l'auteur appelle "un citoyen entier" ..un homme à qui l'on peut donner, ou plutôt chez qui l'on doit reconnaître le droit éminent de cité, celui qui possederait une propriété foncière dont le revenusuffirait à l'entretien d'une famille .. Il est de droit ce que les Romains nommaient paterfamilias .. Un peu plus loin il parle de la "famille citoyenne" de ce propriétaire. Il y avait donc dans ce mot un sens économique qui correspond bien aux conditions d'existence du Tiers-Etat.

Dans la première catégories de ces idéologies se placent les théories qui fondent la société sur des contrats, théories qui exercèrent autrefois une si grande influence ..."

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".. Si la théorie gramcienne de l'hégémonie ne doit rien spécifiquement à Sorel, elle rejoint incontestablement nombre d'analyses soréliennes. La théorie de l'hégémonie implique que l'action révolutionnaire n'a de chances de trouver son sens que dans une société déjà pénétrée en profondeur par les idées révolutionnaires. Secouer l'arbre n'est utile que lorsque le fruit est déjà en voie de mûrissement.

Certes Gramsci n'est pas Sorel. Mais à poursuivre le jeu des influences on en trouverait davantage dans cette direction qu'en portant son regard vers le fascisme. Les victimes des captations d'héritage - en tout état de cause il est impossible de nier les tentatives des fascites dans ce sens - ne peuvent en toute bonne foi en être considérés complices." Yves Guchet -SOREL- L'Harmattan, 2001.

    à suivre
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