Georges Sorel, utopies, réformes et révolutions, étude sur le syndicalisme (1901) -4-

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 ETUDE SUR LE SYNDICALISME

  Preface à Histoire des Bourses du Travail (Fernand Pelloutier).

IX La Fédération des Bourses, (suite).

les solidarités 

 

L’organisation des Bourses du travail a pour base première l’existence des relations qui découlent entre les travailleurs, appartenant à diverses professions, de la vie dans un même lieu ; on n’attache pas toujours assez d’importance aux liens locaux ; sans doute parce qu’ils sont trop faciles à constater, les savants les laissent de côté. dans le plus grand nombre de cas, les ouvriers d’une même ville ont plus d’intérêts communs que les ouvriers d’une même profession habitant des villes éloignées. Sans doute, les mécaniciens des chemins de fer n’ont pas de profondes attaches locales, parce que les administrations dont ils dépendent sont centralisées à Paris, et qu’ils peuvent être appelés à faire leur service sur des points très divers d’un même réseau ; mais c’est là une situation exceptionnelle. Les ouvriers d’une même ville provinciale ont beaucoup de parents et d’amis communs, ils ont été à l’école ensemble ; leur manière de vivre et leurs conditions générales d’existence sont très semblables ; ils sont mélangés dans de nombreuses associations (de coopération, de secours mutuels, d’enseignement ou d’amusement) ; ils forment un peuple ayant une véritable unité ; on peut dire que, dans toute localité où le socialisme a pris de l’extension, il existe une commune ouvrière en voie d’organisation.

La France est l’un des pays où le mélange local est le plus complet et où, par suite, l’unité concrète des ouvriers est le plus facilement réalisable. L’industrie est ancienne chez nous et elle est restée dispersée beaucoup plus qu’en Angleterre, parce que les vieilles manufactures ont été, presque partout, des centres d’attraction. Le régime parlementaire a contribué à maintenir une grande dispersion économique, parce que les députés arrivent à obtenir du gouvernement des mesures propres à protéger les situations acquises : c’est ainsi que l’on a été amené à améliorer quantité de ports secondaires ou des rivières qu’on aurait abandonnés dans d’autres pays, - que l’on a construit des voies ferrées de premier ordre dans des régions pauvres, - que l’on a maintenu des ateliers travaillant pour l’État dans de petits centres.

Les fédérations de métiers, que l’on a constituées, en assez grand nombre, n’ont pu montrer une très grande vitalité, parce que les groupes qu’elles réunissent ont trop d’intérêts strictement dépendants d’usages locaux et de conditions particulières. Les fédérations qui ont fait quelque chose semblent être celles qui sont entrés en contact permanent avec le gouvernement et ont cherché à faire passer des lois favorables à leurs adhérents : l’Office du travail fait ressortir que telle a été l’utilité de la Fédération des mineurs. Ce genre d’action a son utilité pratique ; mais il n’est pas démontré que les mêmes résultats n’eussent pu être obtenus autrement, en ne suivant pas une tactique aussi dangereuse pour le progrès des idées socialistes. Dans un pays comme le nôtre tout devient rapidement objet de marchandages politiques ; pour entrer en relations efficaces avec le gouvernement central, il faut tempérer son socialisme et s’exposer à la dégénérescence sont il a été question plus haut. L’action locale sur les députés n’offre pas le même danger ; Riom a montré au congrès corporatif de Rennes, en 1898, comment on peut réussir.

En Angleterre les trade-unions jouent un très grand rôle comme sociétés de secours mutuels ; 60 pour cent de leurs fonds sont employés dans ce but et un peu plus de 20 pour cent seulement pour les grèves. En France, il n’existe rien de semblable ; il y a d’assez bonnes raisons à présenter en faveur de l’organisation des mutualités par villes ; de nos jours le placement de leurs fonds devient de plus en plus difficile et beaucoup de personnes pensent qu’elles devraient employer une grande partie de leur fortune en construction de maisons ouvrières : la gestion de ces immeubles sera toujours meilleure entre les mains d’un groupe local que dans celles d’une grande fédération.

Le grand avantage des fédérations est de pouvoir organiser des secours de route ; aussi Pelloutier avait bien compris que si l’on pouvait constituer un service de régularisation des marchés du travail, faire du remplacement à distance et faciliter les voyages des hommes sans travail, l’avenir des Bourses serait définitivement assuré. Il avait commencé à s’occuper de cette question capitale, que son successeur espère mener à bonne fin.

Il semble que les villes auraient grand avantage à utiliser l’intermédiaire des Bourses pour administrer les secours de chômage. Une des grandes difficultés qui se présente est de savoir si l’ouvrier chômeur doit être dirigé sur une localité plus ou moins éloignée, être conservé et appliqué à un travail plus ou moins voisin de sa spécialité, ou recevoir des secours en argent. Les bureaux municipaux ne peuvent pas arriver à résoudre de pareilles questions qui comportent trop de détails professionnels et leurs décisions paraissent toujours arbitraires aux travailleurs ; mais ceux-ci se soumettront facilement à ce que réglera une commission de gens de métier. Je crois devoir indiquer ici une question qui me semble avoir une grande importance pratique : il n’est pas du tout indifférent que les villes s’embellissent, comme au Moyen-Âge, par des travaux où se manifeste une main-d’œuvre supérieure ; la conservation de la bonne qualité du travail est capitale, à mes yeux, pour l’avenir de la classe ouvrière ; il serait donc très convenable que les villes confiassent à des commissions formées d’habiles et d’anciens ouvriers le soin d’employer une partieimportante des fonds de chômage pour faire exécuter des choses ayant une valeur esthétique ; - on conviendra que cela ne peut être obtenu que par une direction purement ouvrière.

L’expérience a montré que l’éducation artistique, scientifique et littéraire du peuple pourrait très utilement être dirigées par les Bourses ; dans une solide étude sur les Universités populaires, Ch. Guieyesse estime qu’elles ne peuvent réussir que si les conférenciers ne cherchent pas à s’ériger en maîtres ; il faut qu’ils se mettent à la disposition de leur auditoire pour traiter les sujets dont celui-ci éprouve le besoin : « Les U.P. fondées par des Bourses du travail, des syndicats, que l’autoritarisme politique n’a pas atteints, sont les meilleures. »

Cet enseignement n’a qu’un rapport si lointain avec les intérêts de parti que l’on peut trouver partout des hommes de bonne volonté pour le donner d’une manière très satisfaisante ; mais l’Université et l’Église rivalisent pour transformer les questions historiques et philosophiques en matières de propagande ; aussi beaucoup de socialistes ont-ils vu avec quelque crainte les professeurs de l’État se mêler de vouloir enseigner le peuple. Au congrès des Bourses tenu en 1900 à Paris, on a même émis l’opinion qu’il y aurait lieu de créer un enseignement primaire pour les enfants des syndiqués, de manière à les soustraire à l’influence des manuels civiques officiels.

A ce même congrès on décida d’établir des relations suivies entre les Bourses et les jeunes ouvriers appelés sous les drapeaux. L’affaire Dreyfus a rendu l’armée à moitié folle ; enivrés par les témoignages d’admiration que leur prodiguaient les gens comme il faut, les officiers sont devenus tellement ridicules qu’il est maintenant très facile de montrer aux soldats ce que valent les forces de l’enseignement civique. lorsque les travailleurs ont appris à voir et qu’ils ont reconnu ce qui se cache de bassesses, souvent de saletés, derrière des masques jusqu’alors vénérés, le service militaire cesse d’être une école de docilité, pour se transformer en école de révolte ; et il se produit une révolte contre tout l’ensemble des classes dirigeantes. rien ne peut avoir plus d’influence sur la propagande du socialisme que cette éducation du soldat dans les Bourses : les révolutionnaires trouveront là un large champ pour exercer leur initiative.

Quel que soit, d’ailleurs, le genre d’activité que l’on considère, on se rendra rapidement compte que, dans presque toutes nos villes, les Bourses peuvent devenir facilement des administrations de la Commune ouvrière en formation, et diriger « l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique, nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres ».

 

Georges Sorel - Décembre 1901

En guise de commentaire.

 

Ce texte porte la marque d'une époque, la marque des premiers combats des salariés de l'industrie pour acquérir quelques droits dans une République qui est avant tout "la chose" de la bourgeoisie triomphante, - mais aussi des conflits d'une époque avec l'Affaire Dreyfus. Quelques droits, mais pas seulement, c'est aussi un combat des travailleurs pour construire un espace de sociabilité autogéré, l'aide aux chomeurs mais aussi les mutuelles, l'éducation, un espace basé sur les solidarités naturelles, locales. Ce dernier point permet de souligner combien la condamnation du patriotisme résultait davantage d'un excès d'idéologie, la patrie est cet autre lieu des solidarités naturelles, nous le constatons à nos dépens à chaque progrès de la construction de l'Union européenne et je reviendrais sur ce thème à propos du fédéralisme de Proudhon.

Mais il conviendrait encore de s'interroger si les conflits soulignés ici autour de l'éducation populaire, pour n'être pas réglés sont aussi à la source des difficultés de cette chose qu'est l'éducation nationale et aussi de ses abandons, comme l'enseignement technique, qui penalisent les travailleurs (chômage, qualification). Je n'aurais pour conclure qu'a relever la déchéance des "universités populaires", devenues salons ou des petits bourgeois font parade.

D'autres textes viendront enrichir notre réflexion, à suivre donc.     

Georges Sorel, publications

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